lundi 15 janvier 2018

"Les rêveurs" - Isabelle Carré

J'ai six ou sept ans, et ce rêve revient de plus en plus souvent. Je sais bien que ce n'est qu'un cauchemar, mais il semble contenir une vérité que je ne saurais ignorer : ma mère ne me voit pas, elle ne me sauvera d'aucun danger, elle n'est pas vraiment là, elle ne fait que passer, elle est déjà passée. Elle s'en va.
C'est l'histoire d'une jeune femme trop vite devenue mère, qui n'aurait pas dû garder l'enfant, et qui s'est retrouvée isolée de toute sa famille, seule dans une grande ville. L'histoire d'une mère qui n'aura jamais reçu d'amour, d'attention, qui aura toujours dû faire selon les apparences, sauver la face, qui s'est un jour retrouvée suspendue à la fenêtre pour avoir simplement voulu se rapprocher de sa propre mère. C'est l'histoire de la mère d'Isabelle, cette femme toujours un peu lointaine, rêveuse, inadaptée, qui par la suite vieillira trop vite, faute d'avoir existé pleinement.
Ils justifiaient leur chantage en lui rappelant combien elle risquait de les couper de leurs relations, de leurs amis... Ils accentuaient le préjudice, dramatisant à plaisir ce que cela leur coûterait, ils seraient déshonorés, voilà ce qu'ils étaient susceptibles d'endurer par sa faute à elle, à elle seule, car le fuyard était loin déjà, oublié. Déshonneur, faute, pêché... Quel est le poids de ces mots aujourd'hui ? Difficile d'imaginer que ce chapitre ne se passe pas au XVIIIe siècle, mais il y a seulement quelques dizaines d'années, moins de cinquante ans...
Isabelle est la deuxième enfant d'une fratrie de trois, dont un seul finalement aura été vraiment voulu, décidé. Sa mère a fini par se marier avec celui qui l'a acceptée, encore jeune, avec son premier bébé, et grâce à ses travaux de designer, la petite famille a pu vivre dans un certain luxe, un grand appartement hétéroclite, qui hurle son envie d'exister, de se faire voir. L'art est très présent dans ce foyer, ce qui conduira par la suite chacun à trouver sa propre créativité.
Notre vie ressemblait à un rêve étrange et flou, parfois joyeux, ludique, toujours bordélique, qui ne tarderait pas à s'assombrir, mais bien un rêve, tant la vérité et la réalité en étaient absentes. Là encore, et malgré la sensation apparente de liberté, il fallait jouer au mieux l'histoire, accepter les rôles qu'on nous attribuait, fermer les yeux et croire aux contes.
« Au pied de l'arc-en-ciel se dissimule toujours un trésor », nous répétait mon père. Notre univers avait la texture d'un rêve, oui, une enfance rêvée, plutôt qu'une enfance de rêve.
Malheureusement, le bonheur ici est toujours enchaîné aux apparences, mais celles-ci sont comme un mur qui s'effrite, un masque qui tombe, un voile qui se soulève. La mère, vidée de toute vie, devient peu à peu fantomatique, guère plus qu'une ombre qui se traîne. Le père finit par craquer et annoncer son homosexualité, et part pour aller vivre avec un autre homme, ainsi qu'une jeune femme, qui fera figure de grande soeur pour Isabelle. Après cela, les enfants déchirés peinent à se relever, à prendre parti, et l'émancipation de la jeune fille sera beaucoup trop hâtive, la forçant à devenir adulte quand ses seuls modèles peinent tant à l'être.
C'est une chose qu'elle n'a jamais comprise, elle s'est approchée du bonheur plusieurs fois, mais à peine entrevu, il lui échappe déjà. Pourquoi est-ce si court ? D'autres se l'accaparent, et arrivent sans trop d'efforts à ne plus le lâcher, alors qu'elle doit se battre chaque jour pour des miettes. Elle s'y accroche de toutes ses forces, mais il finit toujours par se sauver, comme un chien qui préfère changer de maître, jugeant que le sien n'est plus digne de lui. Non, même les chiens ne font pas ça. Ils restent malgré les coups bas, les humiliations, ils restent, aussi étrange que soit cette fidélité aveugle, et incompréhensible l'attachement qu'ils continuent de manifester.
Roman thérapeutique, résultat de nombreux journaux intimes qui auront servi de défouloir lorsque les apparences et le sourire sont de mise, malgré un grand mal-être constant, une sensation de décalage total et une folle envie d'être aimée, Les rêveurs laisse un goût aigre-doux, un parfum d'enfance mêlé au linge sale de la généalogie, qui pourrit dans un coin et salit tout sur son passage, faute d'avoir pu être correctement entretenu. Ce que l'on retient ici surtout, c'est tout ce qu'une jeune fille ou une femme peut subir comme pression, et ne doit jamais montrer, exprimer, tout ce qui la ronge au plus profond sans espoir de sortie, mais aussi la difficulté - pour les hommes comme pour les femmes - d'assumer et d'avouer son homosexualité, notamment avec l'arrivée du sida. Il y a à la fois une grande tendresse et une violence contenue, beaucoup d'amertume qui se cache dans les recoins, et une envie d'envol viscérale (vous comprendrez mieux, donc, pourquoi le théâtre aura été si vital à l'autrice), mais également une espèce de nostalgie pour ces années, dans laquelle certains se reconnaîtront d'office - avec, pour couronner le tout, une playlist de circonstance est donnée à la fin du livre.
Il est tombé des nues. Avait-il oublié certains récits que je croyais pourtant lui avoir confiés, ce climat familial particulier dont je parvenais lentement à me libérer ?
Peut-être qu'une fois encore, j'ai seulement rêvé de le faire ? Souvent cela suffit. Lorsque quelqu'un me blesse je lui écris une lettre, que je n'envoie jamais, le fait qu'elle existe pour moi m'apaise déjà, alors à quoi bon aller au bout de mon geste ?
Oui, peut-être n'ai-je rien dévoilé et ai-je gardé solide, comme à mon habitude, le sourire, ce sourire si convaincant?
Bonus : le premier chapitre ici et extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

par Mrs.Krobb

Les rêveurs de Isabelle Carré
Roman autobiographique français
Grasset, janvier 2018
20 euros

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