lundi 30 octobre 2017

"SIVA" - Philip K. Dick

Puisqu'il est question aujourd'hui de la suite de Blade Runner, sortie au cinéma ce mois-ci, nous allons remettre un peu ce bon vieux Philip à l'honneur. Il y a quelques temps, je vous parlais de Radio Libre Albemuth, le préquel à la Trilogie Divine dont SIVA est le commencement. Les deux romans sont étrangement liés puisque là encore, Philip K. Dick part de son expérience personnelle et mélange réalité subjective et fiction dans un récit schizophrène où deux protagonistes se disputent la personnalité de l'auteur.
Le temps de la drogue était déjà révolu et tout le monde se cherchait une obsession d'un nouveau genre. Pour nous, merci Fat, ce fut la théologie.
Horselover Fat est ici la personnalité de Philip K. Dick la plus poussée, comme l'était Nicholas Brady dans l'autre roman. Il est celui qui a mal vécu la mort de deux jeunes femmes, des amies à lui, puis qui a tenté de se suicider et s'est relevé ensuite, afin de se tourner vers Dieu, suite à son expérience mystique (celle de l'auteur, donc) bien connue aujourd'hui :
D'abord, c'est la valeur de huit heures d'informations détaillées en provenance de sources inconnues que vous dégustez sous la forme de phosphènes flamboyants en quatre-vingts couleurs disposées comme sur un tableau abstrait ; après quoi vous vous mettez à rêver d'êtres à trois yeux dans des bulles de verre et avec un équipement électrique ; et puis c'est votre appartement qui s'emplit d'une énergie plasmatique pareille à un feu de Saint-Elme qui serait vivant et capable de pensée ; vos animaux meurent ; vous vous sentez envahi par une autre personnalité qui pense en grec ; vous rêvez de Russes ; et pour finir vous recevez deux lettres d'Union soviétique en l'espace de trois jours - des lettres dont on vous a d'avance signalé l'arrivée. Toutefois, l'impression d'ensemble que ça vous laisse n'est pas mauvaise car certains des renseignements ont permis de sauver la vie de votre fils. Ah oui, une chose encore : Fat a vu la surimpression de la Rome antique sur la Californie de 1974. Eh bien moi, je dirai ceci : Fat n'a peut-être pas rencontré Dieu, mais c'est sûr qu'il a rencontré quelque chose.
D'un autre côté, il y a encore Phil, l'auteur de science-fiction, l'alter ego terre-à-terre qui tente de démêler les choses avec lucidité, recul et rationalisme. La situation commence à basculer lorsque lui aussi fait une expérience étrange : celle de rêver une autre vie, peut-être celle de son père, de façon tellement intense qu'il ne sait plus trop qui il est.
« La réalité, c'est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d'y croire. »
Voilà, nous y sommes. Encore une fois, la réalité se couvre de voiles, de surimpressions, de métaphysique et de mysticisme, mais dans SIVA c'est Dieu qui lui vole la vedette. C'est autour de la religion que se tourne ce récit, sous forme de dialogues, principalement, entre sceptiques et catholiques, délirants et raisonnables. 
Bien que je n'aie rien pu faire pour aider Horselover Fat, il échappa à la mort. Le salut vint à lui, d'abord sous la forme d'une collégienne de dix-huit ans qui vivait au bas de sa rue, puis sous la forme de Dieu. Des deux, ce fut la fille qui s'en tira le mieux. Je ne suis pas certain que Dieu lui ai apporté quoi que ce soit ; par certains côtés il a aggravé son mal. Sur ce sujet, Fat et moi ne pouvions tomber d'accord. Fat était convaincu que Dieu l'avait entièrement guéri. Impossible. L'un des oracles du Yi King s'énonce ainsi : « Toujours malade mais ne meurt jamais. » Ça s'applique complètement à mon copain.
Pour ne pas sombrer dans la folie après son épisode mystique incompréhensible et intense, Fat se lance corps et âme dans la question de Dieu, de la vie et de la mort, de la folie et du glissement de réalité. Le récit évolue au fil des nouvelles théories, et évidemment, on y voit le prélude parfait à l'Exégèse, qu'il cite allègrement dans ce livre par fragments entiers. Ce serait donc plutôt un prétexte pour placer là les nombreuses réflexions qui ont alimenté la vie de Philip K. Dick au cours des années 70 jusqu'à sa mort - sachant que l'Exégèse n'était pas à la base destinée à être publiée et que c'est pourtant l'oeuvre majeure de l'auteur, puisque la plus intime, la plus poussée, la plus aboutie (et la plus absurde).
Journal - Frag. 36. Les pensées du Cerveau sont éprouvées par nous comme des dispositions et des redispositions à l'intérieur d'un univers physique, mais il s'agit en réalité d'information et de traitement de l'information à quoi nous donnons corps. Nous ne voyons pas simplement les pensées [du Cerveau] comme des objets, mais plutôt comme le mouvement, ou plus précisément le placement des objets : comment ils deviennent liés les uns aux autres.
Le point d'orgue arrive lorsque les personnages principaux se rendent au cinéma pour voir le film SIVA, sorte d'OCNI improbable aux messages subliminaux qui reprendra énormément de détails de l'expérience divine vécue par Fat. C'est à ce moment qu'ils décident de rencontrer les réalisateurs et se retrouvent heurtés à une famille d'illuminés déjantés. Pour le meilleur et pour le pire.
Découverte plutôt saumâtre
1) Ceux qui sont d'accord avec vous sont fous.
2) Ceux qui ne sont pas d'accord avec vous ont le pouvoir.
En bref, c'est un roman hautement personnel, plutôt théorique, où il y a finalement peu d'action - en quelque sorte, un serpent qui se mord la queue continuellement (ceux qui ont déjà mis un pied dans l'Exégèse n'en seront pas étonnés, on dira même qu'ils sont déjà plus que rodés ; pour les autres, eh bien, ce sera peut-être une révélation ?) On pourrait dire que c'est le jumeau de Radio Libre Albemuth, dont certaines parties sont reprises ici dans le film, créant une mise en abyme qui appuie d'autant plus sur l'idée de réalités parallèles et de temps superposés. Et peut-être est-ce que cela réussit plutôt bien à Philip K. Dick, car c'est dans l'autobiographie que son écriture est la plus poussée, la plus réfléchie, et qu'il fait le plus preuve d'humour. On y voit quelqu'un qui se prend à la fois trop au sérieux et pas du tout, quelqu'un qui aurait surtout aimé avoir des réponses, quelqu'un qui a l'amour de la recherche, de la réflexion, de l'analyse, quelqu'un qui croit sincèrement à ce qu'il écrit dans ses livres, même les plus fous. Quelqu'un de pathologiquement atteint par l'absurdité de la vie et dont la possibilité d'une intelligence supérieure bienveillante qui l'emporterait sur le mal absolu est le seul salut.
On devrait stipuler par contrat que celui qui trouve Dieu a le droit de le garder. Pour Fat, la découverte de Dieu (si elle eut bel et bien lieu) finit par être une mauvaise affaire : sa réserve de bonheur filait à toute allure, le niveau baissait de plus en plus, comme celui d'un sachet d'amphés. Qui est le revendeur de Dieu ?
Thérapeutique, dingue, éclairé, désespéré, addictif et impossible : voilà qui résumerait bien ce premier tome de la Trilogie Divine. A suivre, donc, avec l'Invasion divine.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6

par Mrs.Krobb

SIVA de Philip K. Dick
Littérature américaine (traduction par Robert Louit)
Folio SF, juin 2006
8,20 euros

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