jeudi 19 octobre 2017

"California Dream" - Ismet Prcic

Tout aussi brusquement, les villes bosniaques, petites ou grandes, se retrouvèrent en état de siège - si elles n'étaient pas déjà occupées. Et le siège dura des années. Les terrains de football devinrent des cimetières, les civils abattirent les arbres des jardins publics, brûlèrent leurs meubles et leurs livres, élevèrent des poulets sur leur balcon, réparèrent leurs chaussures avec du Scotch, se nourrirent des pigeons qu'ils arrivaient à capturer, transformèrent leur machine à laver en poêle de fortune, firent pousser des champignons dans leur cave, remplacèrent leurs carreaux cassés par des morceaux de plastique, perdirent la tête et se jetèrent par la fenêtre, burent de l'alcool à 90°C dilué dans de la camomille jusqu'à ce qu'il ne soit plus inflammable, roulèrent des cigarettes de tilleul dans du papier toilette, souffrirent, attendirent, espérèrent, baisèrent.
Ce roman, en partie autobiographique, retrace la jeunesse et le parcours semé d'embuches de Ismet Prcic, qui a vécu en Bosnie de la fin des années 70 au milieu des années 90, en pleine période de guerre. Pris en sandwich entre un père qui manque d'autorité et une mère dépressive, avec son jeune frère, enraciné dans la culture musulmane, il prend pour la première fois conscience des conflits de son pays suite à une blague qui a mal tourné. Ensuite viennent les obus, les déflagrations, la peur et la panique, l'enfermement dans des sous-sols d'immeuble, la fuite chez des cousins éloignés, la clandestinité, et puis le retour et l'indifférence.
Un obus avait explosé en début de semaine face au lycée, sur la rive opposée du fleuve, et la fenêtre du couloir, au deuxième étage, avait volé en éclats. Depuis, une bâche en plastique faisait office de carreau, mais un élève, surnommé le Pacha, s'était amusé à graver son nom dans le plastique à la pointe d'un couteau. Le vent s'engouffrait entre les lettres, produisant un sifflement étrange, semblable à celui d'un coup de feu étouffé par un silencieux. Le mur portait la trace des deux éclats d'obus qui avaient brisé la vitre. Quelqu'un les avait encerclés au marqueur noir, ajoutant une ligne courbe en dessous pour en faire une énorme bouille souriante.
Ce qui le sauve du service militaire et de perdre tout à fait la boule, c'est le théâtre. Engagé dans une petite troupe sous le joug d'un metteur en scène farfelu et original, il sera invité à un festival de théâtre en Ecosse, ce qui leur donnera à tous une porte de sortie. C'est ainsi que tous deviennent alors des immigrés, dans différentes parties du monde. Et bien sûr, ça ne sera pas sans difficultés. On voit bien, et de plus en plus aujourd'hui, les enjeux de vie et de mort que subissent les migrants des pays en guerre : ballottés à droite et à gauche, en attente, en sursis, jetés dans des grands pays industrialisés qui ne ressemblent en rien à ce qu'ils ont connu jusqu'ici, vus de haut, considérés comme des fardeaux et des moins que rien, traversant des mers au péril de leur vie.  Un récit qui s'inscrit donc naturellement dans l'actualité, un récit poignant, dérangeant, mais qui cherche avant tout à établir une sorte de détachement, à instaurer un climat humoristique, afin de palier aux troubles posttraumatiques induits par la guerre. Ce qui ressort d'autant plus ici avec de nombreux flashbacks et la dissociation de personnalité, traduite par un personnage imaginaire du nom de Mustafa, une sorte de jumeau terrible d'Ismet, qui lui a connu la guerre, les tranchées, a vu la mort de si près qu'elle a failli lui tomber dessus.
« Mustafa est le nom d'un vivant ou d'un mort, poursuivit le Griffu. Mon grand-père s'appelait Mustafa. Il est mort. Toi, tu n'es ni l'un ni l'autre. Tu t'appelles Bidoche. Tous les bleus s'appellent Bidoche. C'est comme ça. Au début, je m'appelais Bidoche, moi aussi. Si tu survis à tes deux premières semaines ici, on te donnera un vrai nom. Un nom d'Apache. Mais pas avant. Parce qu'on ne veut pas se prendre d'affection pour un cadavre en puissance, tu comprends ? Si tu te demandes pourquoi - pourquoi toi, qu'est-ce que t'as fait pour mériter ça, pourquoi t'es tombé sur nous -, c'est parfaitement légitime, mais faudra t'adresser à tes supérieurs, à Dieu ou à toi-même. Moi, j'ai pas la réponse. Tout ce que je peux te dire, c'est : désolé, mon vieux. C'est le sort qui t'est réservé. »
Le roman est découpé en plusieurs formes narratives différentes, entre les mémoires, le journal intime, les deux personnages principaux, et parfois une écriture très décousue, rapide et sans phrase distincte. Les temps s'entremêlent et on a parfois du mal à savoir de qui on suit le parcours, mais la lecture se fait de façon limpide et le livre se lit d'une traite. On plonge dans l'intimité et le calvaire d'Ismet comme si on y était, on y tremble, on y rit, on y connaît nos premiers émois, nos premières séparations, on se retrouve dans des pays dont on ne parle pas la langue. C'est poignant, d'autant plus que c'est réel, malgré la fiction qui suinte par tous les côtés comme des souvenirs que l'on romance pour éviter les émotions trop fortes, pour éviter d'en souffrir.
Au commencement était la Lumière. Au commencement était le Verbe. Au commencement était la Voix. Au commencement était la Voix utilisant le Verbe pour donner une existence à la Lumière, par le simple fait d'énoncer le mot « Lumière » dans le vide de l'univers. Par conséquent, du vide surgit la lumière, et de la lumière surgit tout le reste. Mais s'il est possible de créer quelque chose à partir de rien, alors le rien et la chose sont issus du même matériau, pour ainsi dire. Si on peut créer quelque chose à partir de rie par le simple fait d'énoncer des sons qui lui donnent du sens, alors la seule différence entre le rien et la chose réside dans le Verbe. (...) Le problèmes, c'est que certaines parties de ce rien ont pris conscience de leur nature et se sont mises à rêver d'autre chose. Toutes ensemble, elles ont inventé ce qui s'appelle la réalité. Et leur invention leur a beaucoup plu. Elles se sont tellement prises au jeu qu'elles ont rendu cette réalité de plus en plus complexe, de plus en plus cyclique, à tel point qu'elles ont oublié qu'elles n'étaient, par essence, que de petites particules insignifiantes. La réalité les a rendues stupides. Elle les a rendues réelles.
Encore une fois, c'est bien l'Art qui sauve. L'Art qui dénonce. L'Art qui donne un but, une porte de sortie. Malgré tout, il ne soigne pas toutes les blessures, et c'est à un profond déchirement que l'on assiste, à un fatalisme sanglant, au rugissement plaintif de ne pas se sentir faire partie de l'humanité, à l'ultime envie de s'en sortir, coûte que coûte, à l'horreur de la guerre devenue pratiquement fait divers.

par Mrs.Krobb

California Dream de Ismet Prcic
Littérature américaine (traduction par Karine Reignier-Guerre)
Les Escales, décembre 2012
22,50 euros

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